Rencontre avec un érudit de culture birmane, auteur de nombreux ouvrages – une centaine -. Ils sont d’ailleurs là, en vrac, sur une table basse, tel un présentoir de l’œuvre de sa vie, lorsqu’il nous reçoit. Le ton est donné. Devant nous, le plus ancien chercheur occidental en Birmanie : Guy Lubeigt.
Que les choses soient claires. “Je suis un chercheur de terrain. Pas de bibliothèque”, c’est ainsi que Guy Lubeigt, enseignant chercheur français, se présente dès l’abord. Son terrain de prédilection ? La Birmanie, un peu par la force du hasard. Ou du destin. Qui sait ? “Étudiant en géographie à la Sorbonne, je voulais absolument partir à l’étranger. J’ai donc rempli les formulaires nécessaires. En contactant le ministère des affaires étrangères pour le suivi de mon dossier, on me propose Manille et un poste de directeur de l’Alliance Française. Lorsque je me présente au ministère pour signer les papiers, surprise… Finalement, ce sera Rangoun”, se souvient-il, amusé. C’est donc le 21 novembre 1968 que Guy foule pour la première le sol birman, en tant que directeur de l’Alliance Française et attaché culturel de l’ambassadeur de France à Yangon. Il y reste depuis plus de 50 ans comprenant 28 années effectives. Le sujet de son doctorat de 3ème cycle concernait: le palmier à sucre en Birmanie centrale. “Cette plante arbustive servait beaucoup à délimiter les champs à partir du fleuve. J’ai donc étudié la colonisation de ces terres par les hommes. Mon professeur Jean Delvert, m’avait demandé 20 pages sur le sujet, j’en ai rendu 60. Il m’a alors indiqué que si j’arrivais à doubler le nombre de pages en trois mois pour en faire une thèse, il me ferait entrer au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS). Je lui en ai fourni 200 dans le délai imparti”. Ce fut le premier ouvrage d’une longue série, éclairant le reste du monde sur ce pays mystérieux qu’est la Birmanie.
Témoin des manifestations d’août 1988
Arrivé sous la dictature du Général Ne Win et témoin des tensions sociales et politiques, Guy est le témoin, caméra au poing, des manifestations étudiantes d’août et septembre 1988. “J’ai quarante-quatre heures de rushes, cela pourrait servir un jour pour un documentaire, mais je n’ai pas envie que des extraits soient sortis de leur contexte ou enjolivés. Donc, pour l’heure, ces séquences, je les garde”, déclare-t-il gravement. Tour à tour, l’homme connaîtra l’émergence d’Aung San Suu Kyi et la création de la Ligue Nationale pour la Démocratie, les élections démocratiques de 1990, la promulgation de la Constitution “Nargis”, l’autodissolution de la junte en janvier 2011 et la constitution d’un gouvernement officiellement “semi-démocratique” avec pour ministres, principalement, des ex-généraux. À chacune de ces étapes, il était là, sans forcément se cacher. “Il est dur de gagner la confiance des Birmans. Mais avec le temps, ça vient naturellement. Et j’ai ainsi pu, de plus en plus, parler de ces événements avec les locaux. Passionnant”, s’enthousiasme-t-il.
Raconte-nous encore une histoire
Avec beaucoup de recul et des anecdotes par centaines, l’homme, aujourd’hui âgé de 76 ans, est un livre ouvert sur le pays. “Un jour j’étais dans un endroit perdu dans la Birmanie. La chaleur était terrible. Alors que je buvais une limonade, j’ai remarqué qu’un Birman m’observait avec insistance. Il s’est finalement dirigé vers moi et m’a demandé d’un ton inquisiteur : « Qui êtes-vous ? « . Surpris, j’ai répondu: » Et vous, qui êtes-vous ? « . Ça l’a d’abord étonné : jamais un Birman ne se serait permis de lui répondre ainsi. Puis, se reprenant, il me dit qu’il est lieutenant dans la police. Je lui demande alors, du tac au tac, de me montrer une preuve de ce titre. Il me sort sa carte. Sans photo. Je lui ai dit que cela ne prouvait rien. Imbu de son autorité, il a victorieusement sorti une veste d’uniforme chiffonnée de son sac. J’ai saisi la veste et je l’ai enfilée. Elle m’arrivait à mi-bras. Je me suis alors avancé dans la rue du village en lançant à la cantonade : “Avec une veste pareille, moi aussi je suis policier ! ». Le soir, deux moines viennent me chercher en urgence pour rencontrer le chef moine et une partie du village réunis dans son monastère. C’est alors qu’à ma grande surprise, j’appris que j’étais désormais autorisé à étudier tout ce que je voulais dans ce coin. Pourquoi ? Une façon de me remercier – non officiellement – d’avoir défié un membre de la junte”, narre l’homme, visiblement marqué par cet épisode.
On écoute. On apprend. On rit.
Après un demi-siècle d’études consacrées à ce fascinant pays d’Asie du Sud-est, et même s’il a énormément à transmettre, un peu comme un vieux sage, Guy considère pourtant avoir encore tout à apprendre de la Birmanie. Depuis la Thaïlande, où il s’est établi plus tard, il a approfondi sa connaissance de la Birmanie et de sa région en effectuant des recherches sur le terrain. Il est recruté au CNRS en 1976 « pour faire avancer les connaissances fondamentales » sur ce pays méconnu. Sa thèse intitulée « Birmanie, un pays modelé par le Bouddhisme – Essai de sociologie religieuse et politique », lui a permis de décrocher un second Doctorat décerné par la Sorbonne-Paris I, en 2001. Mais ce rôle de chercheur au CNRS, finalement, n’est qu’une étape sur le parcours contrasté de son aventure. Tout en poursuivant ses activités d’enseignant-chercheur, Guy Lubeigt a également été chercheur partenaire de l’Institut de Recherche sur l’Asie du Sud-est Contemporaine (Irasec) et membre de l’École Doctorale de Géographie de Paris. Mais pas seulement. Il enfile les titres et distinctions : professeur au Département de Français de la Faculté des Lettres de l’université Chulalongkorn de Bangkok (quatre ans), professeur invité au Département Asie de cette même université (deux ans), chercheur au Centre d’Histoire et Civilisations de la Péninsule Indochinoise (URA 1075- EPHE), directeur de la mission CNRS en Birmanie (1980-1997), professeur de Français dans un grand monastère de Rangoun (World Buddhist Meditation Center de Mayangon), puis chercheur de terrain au Pôle pour la Recherche et la Diffusion de l’Information Géographique (PRODIG). « En ce qui me concerne, je ne suis pas un amoureux de la Birmanie. Mais j’en suis un passionné. C’est devenu un choix », affirme-t-il.
Myanmar gloire
À travers un travail de vulgarisation considérable, ses œuvres couvrent un éventail hétéroclite de sujets : le palmier à sucre, la vie rurale, l’urbanisation de Rangoun et Mandalay, le site historique de Bagan, l’explication scientifique du choix de la nouvelle capitale Nay Pyi Taw, l’influence de la Chine… Dénominateur commun, pourtant : toutes ces études ont permis, au final, de créer des ponts entre les cultures. À contre-courant, alors même que la Birmanie traversait une période de renfermement sur elle-même. Dernière distinction en date : le 6 mars 2017, Guy Lubeigt est fait Chevalier dans l’Ordre National du Mérite au cours d’une cérémonie à la résidence de l’Ambassadeur de France en Birmanie, Olivier Richard. Du point de vue de la France, il s’agissait de saluer et de récompenser ce travail de longue haleine et cette volonté de diffuser auprès d’un large public français les clefs nécessaires à la compréhension de la singulière culture birmane. Le récipiendaire réagit pudiquement à cette décoration : il se dit simplement satisfait que son travail soit reconnu.
Aujourd’hui, Guy Lubeigt est un homme heureux dans son pays d’élection. « Je suis bien en Birmanie, j’ai le soleil, un ciel bleu, un manguier dans mon jardin… Que demander de plus ? », estime-t-il. Un homme heureux, certes, mais pour qui le concept de retraite semble ne pas avoir de sens. « Je poursuis des recherches sur la gouvernance des territoires par les Nats. Ce sont des génies adorés par les Birmans en marge du Bouddhisme. On ne les voit pas, mais ces seigneurs possèdent un espace géographique bien défini dans l’esprit des croyants qui demandent leur protection »…
Une histoire de plus, un sujet de plus. En l’occurrence presque un conte fantastique birman. Un de plus pour étancher sa soif de la culture de ce pays qui le passionne plus que jamais.
Voici quelque uns de ses livres :
Pauline Autin Rédactrice du « Petit journal de Birmanie » juillet 2018